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Notification d’expulsion

 

 

Les habitants du nord de Faerûn croient savoir ce qu’est une tempête de neige en plein cœur de l’hiver féroce, mais, en réalité, il faut avoir voyagé sur la toundra du Valbise ou dans les cols de l’Épine dorsale du Monde pendant un sérieux blizzard pour vraiment éprouver le déchaînement de la nature.

Oui, il faut connaître une tempête telle celle rencontrée par les quatre compagnons dans un haut col au sud-est d’Auckney !

Écrasés par les vents féroces, glacés, qui les obligeaient à se pencher très en avant pour ne pas se faire renverser, ils recevaient en plein visage une neige cinglante ; elle les frappait avec violence au lieu de tomber en doux flocons ! La bise irrésistible rebondissait sur les hautes falaises de part et d’autre des voyageurs, tourbillonnait, changeait de direction. Ils n’avaient aucune chance de se mettre à l’abri derrière un pan de roche. Dans quelque direction qu’ils se tournent, ils semblaient avoir de l’eau gelée en pleine face. Chacun s’efforçait d’élaborer une stratégie, mais devait hurler à pleins poumons ses idées à l’oreille de son voisin pour pouvoir seulement se faire entendre.

En fin de compte, il devint évident qu’ils n’avaient d’autre choix que s’en remettre à la chance : les compagnons devaient de toute urgence trouver une caverne, ou, à tout le moins, un surplomb rocheux au-dessus d’une alcôve entourée de parois, lesquelles les protégeraient du plus gros du mauvais temps.

Drizzt se pencha au-dessus de la piste blanche, posa sa figurine d’onyx sur le sol devant lui. Avec la même intensité qu’avant une périlleuse bataille, il appela Guenhwyvar. Le drow recula de quelques pas, et attendit qu’apparaisse la brume grise tourbillonnante qui prit peu à peu la forme de la panthère avant de se solidifier. Le fauve était là. Son maître lui parla à l’oreille pour lui indiquer ce qu’il voulait ; la bête puissante bondit dans la tempête, partit fouiller les parois rocheuses et les nombreux sentiers secondaires rejoignant le chemin.

Drizzt entreprit la même quête. Les trois autres compagnons restèrent blottis l’un contre l’autre, rassemblés contre le vent et d’autres dangers éventuels. Cela empêcha d’ailleurs un désastre quand une bourrasque particulièrement forte rugit, força Catti-Brie à mettre un genou à terre et fit reculer Régis qui, titubant, s’efforça de conserver son équilibre ou au moins de trouver une prise à quoi s’accrocher.

Bruenor, bien stable sur ses jambes courtaudes, prit sa fille par le bras, la releva, la poussa dans la direction du halfelin en perdition. Catti-Brie, sans perdre de temps, plongea par-dessus le rebord de la ligne de crête que suivait le chemin, dégagea Taulmaril qu’elle avait à l’épaule et, à plat ventre, tendit l’arc à Régis qui glissait déjà sur la pente.

Il parvint à saisir le bout de bois juste avant de dévaler le flanc de la montagne en une chute de plus d’une centaine de mètres, jusqu’à un plateau plus bas où il aurait sans doute, par-dessus le marché, reçu toute une avalanche sur la tête ! Il ne fallut ensuite qu’une ou deux minutes à la jeune femme pour tirer en lieu sûr le halfelin recouvert de neige, tremblant comme une feuille.

— On peut pas rester là ! cria Catti-Brie à Bruenor qui arrivait de son pas lourd. Cette tempête verra notre fin !

— L’elfe va nous trouver quelque chose ! glapit le nain. Lui ou son gros chat !

La jeune femme hocha la tête. Régis voulut faire de même, mais, avec son tremblement généralisé, le mouvement était ridicule. Les trois compagnons savaient qu’ils n’auraient bientôt plus aucune planche de salut. Drizzt et Guenhwyvar devaient trouver un abri.

Vite.

 

* * *

 

Le rugissement de Guenhwyvar parut à Drizzt le son le plus réconfortant qu’il ait entendu depuis bien longtemps. Il perça du regard les draperies aveuglantes d’étoffe blanche qui lui frappaient le visage, vit l’énorme panthère noire debout sur une pierre saillante, les oreilles rabattues en arrière, le museau givré de neige glacée.

Il glissa – tomba – sur une trajectoire diagonale lui permettant de garder plus ou moins le vent dans le dos, et rejoignit Guenhwyvar.

— Qu’as-tu trouvé ? demanda-t-il quand il fut juste en bas de la roche où elle se tenait.

Il levait les yeux sur le fauve qui rugit encore, bondit. Son maître se précipita à sa suite. À un peu plus d’une centaine de mètres le long d’un sentier secondaire chargé de neige, les deux compagnons aboutirent sous un grand surplomb. Drizzt hocha la tête ; il pensait que l’endroit les abriterait un minimum. Mais alors Guenhwyvar le poussa un peu en grondant. Elle avança tout au fond de l’abri, vers la paroi au fond, qui restait dans l’ombre. Le fauve semblait avoir un but bien précis : en effet, une fissure de bonne taille apparaissait à la base du mur rocheux.

L’elfe noir approcha en silence, s’agenouilla devant la brèche. Ses yeux perçants lui révélaient à l’intérieur une cavité plus importante ; il reprit courage. Sans perdre de temps (ses amis étaient toujours en plein blizzard, il ne l’oubliait pas), Drizzt plongea la tête la première dans l’ouverture, se tordant en l’air pour pouvoir atterrir plus bas sur ses pieds.

Il se trouvait dans une vaste grotte, avec beaucoup de plates-formes à différents niveaux et de gros rochers. Le sol était pour l’essentiel d’argile. Le drow fit passer sa vision à l’infrarouge qui convenait mieux aux endroits souterrains (les habitants d’Outreterre en disposent tous), et remarqua une source de chaleur, une fosse où on avait éteint les braises tout récemment.

La caverne était donc occupée. Étant donné son emplacement et la monstrueuse tempête à l’extérieur, le contraire aurait été surprenant.

Drizzt repéra les habitants un peu plus tard, ils se déplaçaient au fond. Il voyait clairement leurs corps plus chauds que l’atmosphère ambiante : des gobelins, sans aucun doute. Il devait y en avoir un bon nombre réfugiés en ce lieu.

L’elfe noir envisagea de ressortir tout de suite, d’aller chercher ses amis, de revenir avec eux prendre possession de la grotte. Avec leur efficacité au combat, les compagnons n’auraient guère de mal à défaire une troupe de gobelins…

Mais il réfléchit. Ce n’était pas une crainte pour ses amis qui le faisait hésiter. Une telle action était-elle justifiable moralement ? Pouvait-il admettre de faire irruption dans le refuge de quelqu’un d’autre pour le chasser en plein cœur d’une dangereuse tempête ? Drizzt se rappela un gobelin qu’il avait rencontré au cours de ses voyages, il y avait fort longtemps, en un lieu très lointain, une créature qui n’avait rien de maléfique ! Ce groupe-ci demeurait hors des chemins fréquentés, dans des montagnes presque infranchissables, et n’avait peut-être jamais vu d’humain, d’elfe, de nain ou tout autre représentant des espèces raisonnables non vouées au mal. Dans ce cas, était-il admissible que le drow et ses compagnons viennent l’agresser pour occuper sa demeure ?

— Salut à tous, belle journée ! appela le drow dans la langue gobeline, qu’il avait apprise pendant ses premières années passées à Menzoberranzan.

Le dialecte des gobelins des profondeurs différait notablement de celui de leurs cousins à la surface, mais enfin les deux sortes se comprenaient. La première créature à s’approcher ne cacha pas sa surprise en constatant que l’intrus devant lui n’était pas un elfe de la surface, mais un drow. À cette vision, le gobelin recula, ses yeux d’un jaune malsain écarquillés sous le choc.

— Mes compagnons et moi devons nous abriter de la tempête, ajouta Drizzt d’un ton calme, assuré, en prenant bien soin de ne faire montre ni d’hostilité ni de crainte. Pouvons-nous nous joindre à vous ?

L’autre bégayait, complètement désarçonné, ne pouvait envisager la moindre réponse. Il se retourna, frappé de panique, vers un de ses congénères. Ce dernier, beaucoup plus gros (d’après ce qu’il connaissait de la culture gobeline, l’elfe noir l’estima probablement un chef), surgit de l’ombre.

— Combien vous êtes ? croassa-t-il.

Drizzt le considéra quelques instants, notant qu’il était mieux habillé que l’ensemble de ses hideux compagnons. Il avait une haute coiffure de bûcheron, des bagues d’oreilles en or.

— Cinq, répondit le drow.

— On veut d’l’or.

— Bien.

Le gobelin lâcha un rire rocailleux que Drizzt considéra comme un acquiescement. Il quitta la caverne où il laissa Guenhwyvar en sentinelle, et se précipita vers ses compagnons.

À la nouvelle de l’arrangement pris avec les occupants de la grotte, la réaction de Bruenor fut très prévisible.

— Hein ! cracha-t-il. Si tu t’imagines que j’vais donner une seule de mes pièces d’or à des sales gobelins, l’elfe, t’as des cailloux dans l’crâne ! Ou pis encore, tu te mets à penser comme un d’ces sales gobelins !

— Ils n’ont pas de notion claire de la valeur des choses, répondit Drizzt avec assurance. (Il commença à guider le groupe tout en discutant, il ne voulait pas perdre une seconde de trop dans ce froid terrible. Régis, notamment, avait l’air de plus en plus mal, il tremblait sans arrêt et claquait des dents.) Il suffira d’une pièce ou deux.

— T’auras qu’à leur coller des ronds d’cuivre sur les yeux quand je les couperai en morceaux ! beugla Bruenor. Y en a qui font ça.

Drizzt s’arrêta, jeta un regard sévère à son ami.

— J’ai peut-être eu tort, commença-t-il, en tout cas j’ai conclu un marché ! Je compte sur toi pour l’honorer. Nous ne savons pas si ces gobelins méritent qu’on les attaque… si nous faisons irruption dans leur abri pour les en chasser, comment pouvons-nous nous prétendre meilleur qu’eux ?

Bruenor éclata de rire.

— T’as bu quoi, hé, l’elfe ? D’l’eau bénite, encore ? (Drizzt plissa ses yeux lavande.) Bah, j’te laisse décider sur ce coup-là, concéda le nain. Mais tu peux être sûr que je lâcherai pas ma hache, et si un d’ces idiots de gobelins bouge comme il faut pas ou dit un truc qui me revient pas, moi j’vais repeindre toute la grotte en rouge vif !

Le drow regarda Catti-Brie en quête d’un soutien, mais il surprit sur son visage une expression étonnante. La jeune femme paraissait pencher du côté de Bruenor ! Drizzt en vint à se demander s’il n’avait pas tort, si ses amis et lui n’auraient pas mieux fait d’investir simplement la caverne et d’en expulser les occupants.

L’elfe noir entra le premier dans le refuge, Guenhwyvar juste derrière lui. La vision du puissant fauve inquiéta plus d’une créature, mais celle du visiteur suivant, un nain à barbe rouge, créa encore plus d’agitation et de protestations. Beaucoup pointèrent des doigts crochus, brandirent des poings serrés, sautillèrent sur place.

— Toi drow, pas de nain ! s’insurgea le grand gobelin.

— Duergar, assura Drizzt, nain des profondeurs. (Il donna un petit coup de coude à Bruenor, chuchota du coin des lèvres :) Tâche d’avoir l’air gris.

Son ami lui jeta un coup d’œil sceptique.

— Nain ! insista le chef gobelin.

— Duergar, répéta le drow. Vous ne connaissez donc pas les duergars, les nains des profondeurs alliés des drows et des gobelins d’Outreterre ?

Il y avait un fond de vérité dans cette déclaration de Drizzt, suffisamment pour donner à réfléchir à la créature face à lui. Les nains des profondeurs de Faerûn, les duergars, font fréquemment commerce avec les drows et s’allient parfois avec eux. En Outreterre, ils ont en gros les mêmes relations que les elfes noirs avec les gobelins des profondeurs ; ils ne leur portent pas d’amitié mais souffrent leur présence. On trouve beaucoup de gobelins à Menzoberranzan. Après tout, il faut bien quelqu’un pour nettoyer ou pour supporter la colère d’une jeune Matrone quand elle a besoin de s’exercer au maniement du fouet-serpent !

Régis suivait, et le chef gobelin protesta encore bruyamment.

— Un jeune duergar, avança Drizzt avant que l’autre donne trop fort de la voix. On se sert d’eux pour infiltrer les villages halfelins.

— Oh, fit l’autre, dépassé. (En dernier venait Catti-Brie. À la vue d’une humaine, éclatèrent de nouveaux cris et piétinements frénétiques. Chacun la pointait du doigt, agitait le poing.) Ah… prisonnière ! apprécia le chef, le ton chargé de sous-entendus.

Le mot et l’intonation firent s’écarquiller les yeux du drow. Les intentions de la créature envers la jeune femme ne faisaient aucun doute. Décidément, Drizzt s’était trompé : il n’avait pas voulu admettre que Nojheim, le gobelin rencontré tant d’années auparavant, avait représenté l’exception, qu’il n’était pas du tout représentatif de ses congénères emplis de cruauté. Oui, Nojheim constituait une anomalie unique !

— Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Bruenor qui n’était pas très versé en dialecte gobelin.

— Il a dit que le marché ne tenait plus, l’informa Drizzt. Il nous a demandé de partir.

Le drow ne laissa pas à son ami le loisir de l’interroger sur ce qu’il voulait faire, mais dégaina ses cimeterres et se mit en marche sur le sol inégal de la caverne.

— Drizzt ? l’appela Catti-Brie.

Elle regarda Bruenor qu’elle voyait à peine dans la pénombre.

— Hé, c’est eux qu’ont commencé ! rugit celui-ci. (Mais son éclat ne dura pas. Incertain, il se renseigna auprès de l’elfe noir :) Hein, c’est bien ça ?

— Et comment ! affirma le drow.

— Ventre-à-Pattes, allume une torche pour la fifille ! s’écria Bruenor, réjoui. (Il fit claquer sa hache sur sa paume et bondit en avant.) Fifille, tu tires à gauche tant qu’tu me vois pas ! T’en fais pas, je reste à droite !

Deux gobelins se jetèrent sur Drizzt, un de chaque côté. Le drow feinta sur la droite, pivota, et plongea soudain, pointant ses deux cimeterres. Le gobelin armé d’une petite lance savait se défendre : sa parade lui permit presque d’éviter une des lames.

L’elfe noir recula alors et revint par l’autre côté, contournant carrément ses amis, laissant sa main droite entraîner son corps dans un étonnant coup double. Son épaule blessée le tourmenta un peu, mais ce mot de « prisonnière », dit sur un ton impliquant que la créature ne verrait pas d’inconvénient à « jouer » un peu avec Catti-Brie, suffisait à lui faire surmonter sans problème la douleur.

Son deuxième adversaire venait sur lui ; il plongea sous le premier cimeterre, leva instinctivement sa lance en parade, au cas où le drow abaisserait cette arme.

Ce fut l’autre qui lui trancha la gorge en un mouvement symétrique.

Une troisième créature chargeait sur les talons de la précédente. Elle se retrouva l’instant d’après étendue sur le cadavre de son congénère, abattue d’un coup d’estoc à la suite d’une approche habile. La lame tenue à gauche s’était frayé un chemin sanglant et rapide jusqu’à son cœur. Entre-temps, celle de droite décrivait des cercles serrés pour contenir les bottes d’un quatrième gobelin.

— Hé, fichu elfe, laisses-en un peu aux autres ! rugit Bruenor.

Il dépassa Drizzt en courant, décidé à enfouir sa hache dans le crâne de l’adversaire du moment du drow, qui attaquait et parait sans se décourager. Mais une forme noire se montra plus rapide que le nain, faisant dégager le gobelin sous trois cents kilos de griffes impitoyables !

Soudain, la caverne s’illumina d’un éclair bleu, suivi d’un autre : Catti-Brie avait mis son arc redoutable au travail, elle envoyait flèche sur flèche. Les premiers tirs creusèrent la roche à gauche de la grotte sans autre dommage, mais chacun procura suffisamment d’éclairage pour que la jeune femme sélectionne une ou deux cibles.

Elle toucha ainsi dès le troisième coup un gobelin, et chaque flèche, ensuite, abattit un ennemi ou le frôla d’assez près pour que tous dans le voisinage s’écartent, affolés.

Les compagnons avancèrent, taillant des gobelins en pièces et chassant devant eux des dizaines de ces créatures couardes, paniquées.

Catti-Brie assurait un flot continu de flèches vers la gauche. Elle ne touchait plus personne par là car tous les occupants s’étaient mis à couvert. Mais ces efforts n’étaient pas inutiles : les sales bêtes confinées dans leur coin ne rejoignaient pas le combat au milieu de la caverne.

Régis, pendant ce temps, longeait discrètement la paroi de l’autre côté, passait de gros rochers, des stalagmites, des gobelins tapis. Il nota que les créatures disparaissaient par grappes dans une fissure au fond de la grotte, et que le chef était déjà parti.

Il attendit que le flot des fuyards s’assèche un moment, puis se glissa dans l’obscurité plus profonde encore du tunnel s’enfonçant dans la roche.

Le combat ne dura guère. Pour tout dire, à part la charge initiale des trois gobelins contre Drizzt, il n’y avait guère eu d’action ; ces bêtes tenaient davantage à sauver leur peau qu’à résister à l’irruption d’adversaires aussi redoutables. Certaines n’avaient d’ailleurs pas hésité à jeter leurs congénères dans le chemin du nain en pleine charge ou de la panthère bondissante !

Finalement, Drizzt et Bruenor frappèrent simultanément du cimeterre et de la hache un gobelin qui voulait s’enfuir par le fond.

Le nain tira son arme en arrière, mais la lame, coincée, refusa de se débloquer. Bruenor se retrouva à soulever le cadavre par-dessus son épaule.

— L’gros est parti, grommela-t-il sans prendre garde au fait qu’il avait un gobelin mort accroché à sa hache. Tu le suis ?

— Où est Régis ? s’écria Catti-Brie depuis l’entrée de la grotte.

Les deux autres se tournèrent. La jeune femme, accroupie tout près de l’issue, allumait une torche.

— Ventre-à-Pattes, il obéit jamais aux ordres, se plaignit Bruenor. C’est lui qui d’vait faire ça !

— J’avais pas besoin de lumière avec mon arc, indiqua Catti-Brie. Mais il est parti. (Elle appela plus fort :) Régis ?

— Il a filé, chuchota Bruenor à Drizzt. (Pourtant, il n’était guère convaincu, pas plus que l’elfe noir. Le halfelin s’était admirablement comporté sur la route non loin de Dix-Cités, et ensuite à la tour !) Après les ogres, il a dû avoir trop peur.

Drizzt secoua la tête, tournant lentement sur lui-même pour examiner l’intérieur de la caverne. Il craignait plutôt que leur ami ait été taillé en pièces.

Mais ils l’entendirent un peu plus tard qui sifflait joyeusement en sortant du tunnel par où s’étaient échappés les gobelins. Il considéra le drow et le nain qui le contemplaient stupéfaits, puis jeta quelque chose à Drizzt. Celui-ci l’attrapa, le regarda.

L’elfe noir eut un grand sourire. Il avait en main une oreille de gobelin porteuse d’une bague d’or.

Les deux amis regardèrent le halfelin, incrédules.

— J’ai entendu ce qu’il disait, indiqua celui-ci, et je comprends fort bien la langue gobeline.

Il fit claquer ses doigts devant le nain et le drow ébaubis, traversa la caverne en direction de Catti-Brie. Mais, après quelques pas, il s’arrêta, se retourna, enfin lança la seconde oreille à Drizzt.

— Mais qu’est-ce qui lui prend ? demanda Bruenor à mi-voix quand le petit homme se fut éloigné.

— L’esprit d’aventure ? répondit Drizzt d’une voix incertaine.

— T’as p’t’être raison. (Bruenor cracha par terre.) Il va tous nous faire tuer, ou chuis un gnome à barbe !

Les cinq amis – Guenhwyvar resta toute la nuit – attendirent dans la grotte que la tempête soit passée. Ils trouvèrent dans un coin de quoi entretenir un feu, avec de la viande avariée qu’ils ne prirent pas le risque de consommer, et le nain alluma près de la sortie un brasier ronflant. La panthère fit le guet tandis que Drizzt, Catti-Brie et Régis déplaçaient les cadavres des ennemis à l’écart. Ils mangèrent, se blottirent autour du feu. Ils établirent ensuite des tours de garde ; pas plus de deux compagnons ne dormaient à un moment donné, même si les gobelins, créatures peu courageuses, ne risquaient pas de revenir bientôt.

 

* * *

 

Loin au sud et à l’est, un autre voyageur fatigué ne pouvait s’offrir le luxe de compagnons à l’affût du danger pendant qu’il dormait ! Mais Wulfgar ne pensait pas que beaucoup d’ennemis allaient s’aventurer dehors par une telle nuit de tempête. Il s’installa le mieux possible contre le fond de l’alcôve qu’il avait choisie pour abri et ferma les yeux.

C’était lui qui avait creusé ce renfoncement, il avait donc à sa droite et à sa gauche des parois de neige bien tassée, le roc derrière lui et, devant, un mur montant de neige qui s’accumulait. Même si ni monstres ni animaux sauvages ne risquaient de le trouver, il lui faudrait dormir par toutes petites périodes : s’il négligeait de dégager régulièrement l’issue devant lui, il pouvait fort bien se retrouver emmuré. Et puis, s’il n’alimentait pas le feu qu’il avait allumé, il mourrait probablement de froid par cette nuit cruelle !

Ces conditions ne gênaient guère le puissant barbare qui avait passé toute son enfance sur la toundra du Valbise, dans un climat des plus rudes, bercé par le vent du Nord lui sifflant aux oreilles.

… Et qui, par la suite, avait subi de féroces tornades dans l’antre démoniaque d’Errtu.

La bise chantait sa chanson monocorde dans l’ouverture étriquée de l’abri de roche et de neige, une note tenue, mélancolique, qui transperçait le cœur affligé de Wulfgar. Dans ce creux, en pleine tempête, cette musique triste transportait le barbare bien loin dans le passé !

Il se revit petit garçon de la tribu de l’Élan, courant par les grands espaces sauvages, suivant l’exemple de ses ancêtres, obéissant aux coutumes qui existaient depuis des centaines d’années.

Il se rappela la bataille qui l’avait amené à Dix-Cités, l’assaut que son peuple de guerriers avait porté sur les villages réunis. Il avait mal ajusté son coup à la tête d’un nain dont le crâne s’était révélé bien trop solide, et avait connu la défaite ; cette défaite avait conduit le jeune Wulfgar sous la tutelle – la férule – d’un dénommé Bruenor Marteaudeguerre, le nain grognon, rude, au cœur d’or que l’homme ne tarderait pas à considérer comme son père. Oui, être vaincu ce jour-là sur le champ de bataille avait fait connaître à Wulfgar Drizzt et Catti-Brie, lui avait permis de faire le premier pas sur le chemin qu’il n’avait plus quitté au cours des dernières années de son adolescence, puis des premières de sa vie adulte. Le chemin, il ne l’oubliait pas, qui avait abouti à ce lieu abominable, l’antre du démon Errtu.

Dehors, le vent se lamentait, appelait son âme comme pour l’exhorter à se détourner du passé, à rejeter ses visions du séjour infernal.

Il l’avertissait, le mettait en garde…

Mais Wulfgar, malgré la torture que lui était cette évocation des tourments soufferts aux mains d’Errtu, refusait de se détourner. Pas cette fois. Il étreignit ces souvenirs épouvantables, les laissa venir à sa conscience, les examina rationnellement, en arriva à la conclusion que, oui, les choses s’étaient passées ainsi. Non ce qui aurait dû être, sans doute, mais la vérité de son passé. Il lui restait à vivre avec cela.

Il devait tâcher d’apprendre de cette atroce expérience, non s’en écarter d’instinct.

Le vent geignait comme pour le mettre en garde, lui rappeler qu’il risquait de se perdre en cette fosse aux monstres, de se rendre en des lieux obscurs dont il ne fallait pas s’approcher. Mais le barbare suivit le déroulement des événements vécus, jusqu’à cette victoire finale contre Errtu, sur la mer des Glaces flottantes.

Avec ses amis près de lui.

Là était l’important, comprit-il : ses amis étaient alors avec lui ! Il avait quitté ses compagnons parce qu’il croyait le devoir. Il les avait fuis, surtout Catti-Brie, parce qu’il ne supportait pas l’idée de leur montrer ce qu’il était devenu, un malheureux brisé, une coquille vide dénuée de sa vaillance passée.

Wulfgar interrompit ses réflexions, jeta sa dernière bûche sur le feu. Ensuite, il acheva la mise en place des pierres qu’il avait disposées sous le foyer : la roche avait emprisonné de la chaleur, elle la conserverait quelque temps. Il fit rouler un des cailloux jusque sous sa couche, l’installa le plus confortablement possible.

Puis il s’allongea, sentit la chaleur qui montait sous lui. Ce semblant de confort ne changeait rien aux questions qui l’assaillaient.

— Où en suis-je, maintenant ? demanda le barbare au vent sifflant, qui se contenta de poursuivre sa lamentation.

La bise n’avait pas de réponse, l’homme non plus.

 

* * *

 

Le matin suivant vit une aube brillante, pure. Le soleil éclatant montait à l’est dans un ciel sans nuage. La température atteignait un niveau agréable, la neige apportée par le blizzard commençait à fondre.

Drizzt observa le paysage avec des sentiments mitigés. Comme ses amis, il se réjouissait de sentir ses membres retrouver toute leur sensibilité, mais chacun savait que le beau temps à la suite d’un blizzard pouvait se révéler très dangereux en haut d’un col ! Ils devraient avancer avec la plus grande prudence, prendre garde à chaque pas aux avalanches.

Le drow jeta un coup d’œil dans la caverne où dormaient encore ses trois compagnons, sans souci, prêts à reprendre la route. Avec un peu de chance, ils parviendraient le jour même à la côte d’où ils pourraient se mettre sérieusement à chercher la gorge de Minster et Sheila Kree.

En considérant les alentours, l’elfe noir se disait qu’ils auraient besoin de chance, de beaucoup de chance. Il entendait déjà la neige dévaler les pentes en grondant.

 

* * *

 

Wulfgar se fraya un chemin à coups de pied et de poing hors du surplomb devenu caverne, puis tombe glacée. Il rampa à l’extérieur, s’étira dans la belle lumière du matin.

Le barbare se trouvait sur les premiers contreforts des montagnes. Au sud, le terrain descendait en pente raide vers Luskan, au nord les pics majestueux, enneigés, bouchaient l’horizon. L’homme remarqua avec une sorte de résignation qu’il se tenait apparemment juste au-dessus de la ligne où la tempête, de pluie, devenait neige : les flancs des collines au sud paraissaient mouillés et non couverts d’une couche blanche, tandis qu’au nord régnait la poudreuse.

Comme si les dieux eux-mêmes lui conseillaient de tourner casaque…

Wulfgar hocha la tête. Peut-être était-ce le cas. Ou peut-être la tempête ne représentait-elle qu’une analogie des chemins qu’il pouvait prendre à ce point de sa vie. La voie la plus facile, comme à Luskan, menait au sud. Cette voie l’appelait sans équivoque, lui montrait un terrain aisé.

L’homme vaillant éclata de rire devant ce symbolisme facile, la façon dont la nature même semblait l’encourager à mener une existence plus paisible, sans heurts. Il souleva son paquetage, la bardiche mal équilibrée qu’il portait en lieu et place de Crocs de l’égide, et se dirigea vers le nord.

La Mer des Épées
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